Histoire de l’infini I : La philosophie grecque

Nous proposons une revue de l’histoire du concept d’infini dans la tradition occidentale qui précède Cantor, son inventeur mathématique dans la théorie des ensembles, à partir de l’Histoire de l’infini de Jonas Cohn. La formation et la généalogie de ce concept sont essentielles à la mathématique comme science de l’infini, et donc à la philosophie mathématique. Suivant le découpage de l’ouvrage, nous traitons d’abord ce qui relève de la philosophie grecque antique.

Introduction

La notion d’infini tient une place centrale dans la pensée et la science mathématique modernes. Ce concept a émergé progressivement dans la tradition philosophique occidentale, et d’abord dans la philosophie grecque, à partir de motivations métaphysiques. D’un concept essentiellement flou ou négatif, il devient dans le néoplatonisme un concept positif déterminé, ancêtre de l’infini mathématique que nous connaissons et pratiquons. Cette lente élaboration de la notion d’infinité est passée par les intuitions mathématique, physique, métaphysique et même théologique, croisées et inter-fécondées dans un monde où elles se rencontraient au sein de la question philosophique fondamentale, celle de l’Être.

Ainsi c’est sur fond du problème de savoir si l’être est fondamentalement Un ou Multiple que la notion d’infinité vient prendre une place essentielle dans l’ontologie ou science de l’être, et en premier lieu dans la mathématique comme ontologie formelle, où l’un et le multiple de la théorie des ensembles donnent naissance au Fini et à l’Infini de la mathématique. Nous revenons sur le développement de cette notion d’infinité dans l’Antiquité grecque, à partir de la première partie de l’ouvrage de référence de Jonas Cohn, Histoire de l’infini (dans la pensée occidentale jusqu’à Kant).

1.L’infinité chez les philosophes de la nature

Anaximandre de Milet est le premier philosophe grec qui considère le monde comme illimité (‘apeiron’), introduisant le premier la nécessité d’un principe infini pour l’univers et affirmant ainsi l’infinité de la matière et par conséquent celle de l’espace. Selon Cohn, l’infini d’Anaximande « embrasse tout et dirige tout, est immortel et indestructible ».

Parmi les philosophes Ioniens qui se sont ralliés à lui, Héraclite postulait notamment un mouvement global infini, tandis que pour Anaxagore le monde restait limité mais entouré d’un élément infini.

La doctrine des atomistes, tels Leucippe et Démocrite, a poussé jusqu’au bout ce principe d’infinité, en l’intégrant à tous les principes de leur physique et ne lui imposant comme limite que la divisibilité de la matière. Ils considéraient ainsi qu’il existait une infinité d’atomes prenant une infinité de formes différentes et engendrant ainsi une infinité de mondes.

Chez Démocrite cette tradition d’une conception « stable » de l’infini ou « illimité » se conjugue à la prise de conscience du caractère problématique de l’infini.

2.Le problème de l’infini

La découverte des irrationnelles par les pythagoriciens, à partir notamment de l’incommensurabilité de certaines mesures comme celle de la diagonale du carré à son côté, a remis en question leur conception selon laquelle les rapports de nombres entiers expliquaient toutes choses. Malgré la fécondité mathématique de cette découverte, il naît ici un conflit entre l’activité conceptuelle discrète – dont le résultat typique est le nombre entier – et l’intuition continue des choses qu’elle classe – dont la forme fait apparaître des rapports irrationnels.

L’école philosophique d’Elée s’inscrit dans cet héritage en posant la question abstraite de l’être, et d’abord pour affirmer son unité radicale. Il fallait alors décider si l’être est limité ou illimité, c’est-à-dire fini ou infini, à partir de l’idée que le concept comme détermine la réalité. Pour Parménide, l’être est fini et immuable, et exclut donc « tout mouvement et toute multiplicité », thèse dont Zénon se fait le champion par ses réfutations célèbres de l’un et de l’autre.

D’une part, pour lui l’espace n’existe pas car alors il serait infini en extension, ce qui est impensable, d’autre part la divisibilité infinie et la composition infinie étant impossibles, l’étant ne peut être multiple, pas plus que le corps en mouvement. Sa fameuse flèche est nécessairement en repos parce que sinon elle devrait passer par chaque lieu déterminé de sa trajectoire, du moins selon la conception pythagoricienne que l’espace et le temps sont formés de points et d’instants sans longueur ni durée.

Les mathématiciens du Ve siècle s’intéressent à l’infinité, malgré la pesanteur des traditions pythagoriciennes, sous l’angle de l’approximation infinie que constitue la mesure d’une ligne courbe continue, mais n’aboutissent pas à élaborer une méthode définitive.

Histoire de l'infini dans la philosophie grecque

3.Le nombre et l’infinité chez les Pythagoriciens et Platon

L’école pythagoricienne voit dans le Nombre l’essence de toutes choses, et sur la base notamment de la distinction du pair – « illimité » car susceptible de dichotomie – et de l’impair – « limité  » car impossible à diviser en deux parties égales – considère que toutes choses sont faites de limité, assimilé au corps, et d’illimité, assimilé au vide. Ces deux principes ont aussi une valeur éthique et affective, le Limité comme Bien et l’Illimité comme Mal, à cause de la connotation d’ordre qui s’attache au premier, et de celle de chaos qui s’attache au second.

Le dernier Platon subit cette influence mais débarrasse ces considérations, qu’il reprend à son compte, de leurs éléments éthiques et affectifs. Si le Nombre conserve chez lui sa puissance ordonnatrice, c’est parce qu’il représente la limite qui vient déterminer ce qui est illimité, et notamment le multiple, qui ne peut être limité que par l’Un, réinterprétant ainsi la doctrine de Parménide. L’illimité est pour lui substantiel et assimilé à la matière, ce qui peut être indéfiniment augmenté ou diminué, et il existe donc à la fois de manière extensive – par rapport à l’étendue – et intensive – par rapport à la divisibilité. L’univers platonicien est pourtant fini, mais les idées sont en nombre infini. Il établit une distinction entre une éternité immobile, et le temps conçu comme son image mouvante « s’écoulant selon la loi du nombre ».

4.L’invention de l’infini par Aristote

4.1.Infini potentiel et continuité

Contrairement à Démocrite, Aristote postule une étendue finie et une divisibilité infinie, rejetant aussi la substantification platonicienne de l’infini héritée des pythagoriciens, et considérant plutôt que celui-ci est un accident, un prédicat logique de l’élément des choses, lequel serait la substance véritable. Il s’attache à élucider la question de l’infini, qui est chez lui indissolublement liée au continu et au mouvement. L’admission ou le rejet de l’infini posent également des problèmes : le caractère implicitement limité du corps ou dénombrable du nombre s’oppose à son admission, mais la négation de l’infini poserait une limite à la possibilité de dénombrer les multiplicités ou de diviser les grandeurs. Aristote invente donc la notion d’infinité en puissance, dans un sens original où la série des parties réalisées successivement peut être prolongée de façon illimitée, une progression inépuisable mais jamais achevée.

Ainsi, la contribution d’Aristote à l’élucidation de la continuité est liée à sa conception potentialiste de l’infini. Orienté par les objections de Zénon contre le mouvement, il s’attache à les réfuter : la ligne continue ne peut être formée d’une multiplicité infinie de points isolés, pas plus que le mouvement ne se compose d’instants sans durée. Il faut distinguer entre la position et le repos d’un corps en un lieu pendant un temps élémentaire, et les objections de Zénon disparaissent si l’on considère l’espace et le temps comme divisibles à l’infini. Mais pour réfuter que le temps puisse être parcouru comme multiplicité infinie d’instants isolés, il faut adopter la distinction entre l’illimité en puissance, induit par les grandeurs continues, et la quantité infinie dénombrée en acte, jamais réalisée dans des points de repos.

4.2.L’espace comme propriété et le temps infini

Aristote distinguait l’espace de la matière en définissant le premier comme la limite des corps, refusant implicitement l’argument de Zénon sur son infinité. Il n’est pas une « chose » incluse dans un autre espace et donc infinie, mais un attribut de la substance plutôt qu’une intuition illimitée. Le système aristotélicien réduisant l’espace à l’ordre et à la position mutuelle des corps-, la question d’une étendue infinie est donc chez lui celle de l’existence d’un corps illimité, qu’il réfute à partir de sa théorie des éléments : le caractère illimité de notre pensée ne démontre pas l’existence réelle de l’infini. Il accorde toutefois cette infinité potentielle, qu’il refuse à l’étendue, à la divisibilité de la matière comme propriété de l’espace, contre les atomistes.

Le nombre entier, n’a pour lui d’infini que du côté de l’accroissement et il récuse l’infinité des mondes, affirmant que notre univers est inengendré et indestructible. Le temps d’Aristote est donc illimité, comme le mouvement, qui possède toujours une cause première et suprême, une force infinie comme condition de sa possibilité, cause nécessairement immobile, sans grandeur et sans partie, afin de produire un mouvement pendant un temps illimité, car pour lui la grandeur est intrinsèquement finie : la force efficiente première, infinie, n’est donc pas une grandeur. Il établit ainsi définitivement le concept d’infini en puissance et distingue entre grandeur continue et discrète, s’imposant comme le fondateur d’un traitement scientifique de l’infini.

5.La refonte de la doctrine stoïcienne et épicurienne de l’infini

La philosophie grecque après Aristote n’introduit pas de perspective nouvelle sur le problème de l’infini. La doctrine épicurienne importe sur le plan historique, transmettant à travers Lucrèce et jusque dans la modernité les idées de Démocrite et son influence. Les atomes sont les corps ultimes constituant la matière ,et qui ne sont plus divisibles à leur tour. Mais le monde se compose d’atomes au-delà desquels existe un espace vide, et d’interstices vides : il est donc infini, car le concept de limite est relatif et une limite absolue est impensable.

Pour les stoïciens l’espace, le temps et la matière sont divisibles à l’infini, tandis que le monde est limité par la nature du corps. Suivant Aristote, chez eux l’espace est ce qui est rempli par un corps et est donc limité comme lui. Ils le distinguent du vide, qui procède du non-être et s’étend de façon illimitée, car aucune limite ni détermination ne convient à l’incorporel ou au non-être.

Les platoniciens tardifs affirment le commencement du monde pour ne pas contredire la toute-puissance de Dieu, tandis que les néoplatoniciens peuvent accepter comme les péripatéticiens l’éternité aristotélicienne du monde car il reste éloigné de Dieu. Les sceptiques s’emparent des difficultés de l’infini pour douter de la validité des démonstrations, chacune devant être prouvée à son tour et ainsi de suite, dans une régression à l’infini qui ne permettrait jamais d’aboutir à un résultat assuré. Ces arguments se rapprochent de ceux de Zénon contre le mouvement.

6.La synthèse néoplatonicienne de la doctrine

6.1.La transfiguration de la doctrine des Anciens

La première philosophie grecque, dont la conception de la réalité est à la fois éthique et esthétique, et selon laquelle le Bien est l’ordre, le concept et la limite, est dépassée dans l’orientation pratique des stoïciens et les épicuriens. La pensée, effrayée trop tôt par ce qui dépasse ses moyens, rejette le divin dans l’inconnaissable et l’absolument transcendant. Mais l’inconnaissable devient progressivement l’infini, alors que le sublime s’impose dans l’esthétique d’une Grèce qui s’ouvre à l’indétermination.

A cette époque, la divinité commence à être caractérisée comme infinie, dans un processus continu qui ne rompt pas brutalement avec Pythagore et Platon, ou même Aristote, qui restent les autorités sur lesquelles il faut se fonder. La mutation de cette tradition vers une pensée positive de l’infini aboutit avec l’école néoplatonicienne, et d’abord chez Plotin, qui trouve dans l’air d’un temps de transformations profondes du monde grec par des influences étrangères, les éléments de sa doctrine. Philon d’Alexandrie, juif helléniste, caractérise Dieu comme infini en s’appuyant sur quelques textes des Psaumes contemporains de la philosophie grecque et peut-être déjà récipiendaires d’une influence hellénistique. Mais sa transcendance de Dieu rend encore celui-ci inconnaissable, comme chez les néo-pythagoriciens qui attribuent aussi à la divinité, l’immensité.

6.2.La synthèse néoplatonicienne de l’Un illimité

Dans la synthèse plotinienne, la puissance illimitée du premier moteur aristotélicien a sans doute joué un rôle essentiel, ainsi que les caractères quasi-divins de l’Un comme illimité puisque sans partie – donc ni commencement ni fin – même si ces éléments du Parménide de Platon sont employés à rebours. Chez ce dernier, c’est plutôt de la doctrine de l’éternité, qui oppose Dieu au temps, qu’il s’inspire, et en transposant ses enseignements à tous les domaines, Plotin achève son système de l’être à partir de l’absolue transcendance et de l’infinité de Dieu.

Des niveaux ontologiques intermédiaires s’intercalent entre Dieu et le fini : l’Un ou Bien, le Noûs et son monde des Idées, le monde des âmes et enfin celui des phénomènes fondés dans une matière qui reste illimitée dans un sens négatif parce qu’elle n’est rien. Pour des raisons physiques, son cosmos est pourtant limité, alors que l’infinité, dynamique, de l’Un est positive parce qu’il demeure sublime, au-dessus de toute représentation, tandis qu’elle se communique à son niveau inférieur, l’Intelligible. A cette infinité positive, qui ne procède pas chez lui d’une immensité géométrique ou numérique, mais d’une puissance illimitée, il faut concéder qu’il ne manque rien.

Parmi les successeurs de Plotin, alors que les niveaux intermédiaires se multiplient dans la doctrine, Proclus considère chacun d’eux comme incompréhensible et infini par rapport au suivant, seul le principe suprême demeurant absolument infini. Ainsi l’infini est passé d’une intuition problématique à une réalité suprême et divine, pleinement affirmée et valorisée dans la pensée grecque tardive, notamment à travers le néoplatonisme, prélude à des conceptions métaphysiques et théologiques ultérieures.

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