Nous poursuivons notre revue de l’histoire du concept d’infini dans la tradition occidentale qui précède Cantor, son inventeur mathématique dans la théorie des ensembles, à partir de l’Histoire de l’infini de Jonas Cohn. Dans l’Antiquité grecque la théologie devient métaphysique avec l’école philosophique éléatique qui pose la question de l’Être et du principe premier. Mais dans l’Eglise chrétienne qui domine le Moyen Âge, la pensée métaphysique est avant tout théologique, et le concept de l’infini est essentiellement traité à cette période en relation à Dieu, dans les traditions chrétienne, juive et islamique. Cela n’empêche en rien que le concept d’infinité conserve une intuition et une portée toutes mathématiques, parce qu’il procède toujours, même en théologie, d’une intuition numérique et géométrique de l’illimité.
Introduction
Dans le cadre de d’extension de la mathématique pure par la philosophie théorique, nous avons ouvert notre réflexion sur l’histoire de l’Infini en tant que concept central de la science mathématique, et donc de la philosophie mathématique. Après notre revue de la partie de l’ouvrage de Jonas Cohn consacré à la philosophie grecque antique, nous revenons à l’histoire de notre concept préféré dans l’Antiquité tardive et le Moyen Âge. La question de l’infini, mathématique et métaphysique, y est essentiellement prise en charge dans la réflexion théologique, qui reçoit les acquis de la philosophie grecque pour les repenser en relation à l’être premier.
1.La mutation du concept dans l’Antiquité chrétienne
1.1.Néoplatonisme et Pères de l’Eglise
Dans l’Antiquité et le Moyen Âge chrétiens, la philosophie est asservie à la fois au système religieux et à la tradition philosophique grecque. Les Pères de l’Église, théologiens illustres de l’antiquité chrétienne, assemblent le système des dogmes du christianisme à partir de l’ancienne philosophie, évoquant notamment et par ordre d’importance l’infinité de Dieu, l’éternité du monde, ainsi que les doctrines du temps, de l’espace, et de la continuité. Sortis des cercles néoplatoniciens, ils se distinguent des autres philosophes par leur allégeance à la tradition biblique, et on trouve d’abord chez eux l’idée de Dieu comme être infini et incompréhensible, et celle d’un monde limité selon l’espace.
1.2.Le temps, l’espace et l’infini de Dieu
Parmi eux Origène, limitant l’entendement de Dieu, n’accepte pas le caractère illimité du monde, et affirme donc une infinité de mondes créés successivement. Il provoque la réaction de saint Augustin, qui nie qu’on puisse limiter Dieu à la mesure de l’homme, car l’entendement de Dieu est infini et dénombre l’innombrable, fût-ce la totalité des nombres. Synthétisant les doctrines platonicienne du temps et aristotélicienne de l’espace, Augustin affirme la finitude des deux, l’un et l’autre n’étant créés et n’existant qu’avec le monde. Pour des raisons méréologiques, il rejette la thèse de Tertullien sur la corporéité de Dieu et pour lui la puissance, le savoir, la bonté, la sainteté et la justice de l’être divin sont aussi infinis.
1.3.La théologie négative
La théologie négative émerge après l’Antiquité, soit sous la forme modérée où seuls des prédicats négatifs peuvent être attribués à Dieu, soit sous la forme radicale d’un Jean Damascène, selon qui Dieu ne peut être pensé que comme inconcevable et infini. D’un concept mathématique et métaphysique, l’infini devient le sceau de la transcendance divine, dans un effort dogmatique et spirituel pour articuler l’absoluité de Dieu aux limites de la pensée humaine.

2.La doctrine médiévale de l’infini
2.1.L’infinité de Dieu chez les philosophes juifs et chrétiens
La doctrine médiévale de l’infini évolue à partir de celle des Pères néoplatoniciens. Jean Scott Erigène considère qu’il dépasse la compréhension humaine et doit être considéré comme un non être ou un au-delà de l’être, ayant une conscience infinie, étant sans commencement ni fin, et n’ayant ni spatialité, ni temporalité, ni mouvement. Le Dieu d’Anselme de Cantorbéry transcende les conditions de l’espace et du temps, présent partout et en tout temps, nulle part et en aucun temps, et Abélard limite la puissance de Dieu par sa bonté, tandis que chez Richard de Saint-Victor, l’infinité de Dieu implique sa simplicité.
Pour Pierre Lombard, Dieu est tout-puissant, et ce qui dans la créature semble excéder ses capacités, relève de l’imperfection plutôt que de l’impuissance ; Dieu est omniscient, présent partout et en tout temps, mais ne se meut pas dans l’espace et le temps. Le savant juif Avicebron insiste sur l’infinité sans bornes de Dieu, et Maïmonide rejette ses attributs positifs, avec toute comparaison entre le fini et l’infini.
2.2.Métaphysique et rationalité de l’infini dans la théologie chrétienne
Albert le Grand prétend l’essence de Dieu connaissable, mais pas compréhensible en tant que premier principe infini. Pour Thomas d’Aquin, Dieu en tant qu’acte pur est la chose la plus connaissable, même si le connaissable dépasse notre entendement ; l’infinité de Dieu n’est pas privative au sens d’une quantité qu’on peut agrandir indéfiniment, mais négative, au sens où rien ne limite son essence. Chez lui c’est selon la forme que l’infini divin est connaissable, parce qu’elle limite la matière, alors que la matière illimitée, dépourvue de forme resterait imparfaite.
Pour Duns Scot Dieu est infini en causalité et en perfection, sa toute-puissance restant un article de foi ; dans la synthèse de Raymond Lulle enfin, Dieu est la Bonté, la Grandeur et l’Eternité mêmes, en quoi il est infini dans toutes ces dimensions. Cette tendance rationaliste aristotélicienne fait passer l’infinité en tant qu’attribut de Dieu, d’un symbole d’incompréhensibilité à un prédicat qu’on peut concevoir. Mais la réaction d’un Guillaume d’Occam s’oppose à ce rationalisme et considère l’infinité divine comme indémontrable. Le Moyen-Âge voit donc l’évolution de l’infinité comme transcendance absolue de Dieu à un concept positif, mais reste parcouru par une fracture entre une philosophie rationnelle et une pensée religieuse.
3.L’éternité du monde comme problème médiéval de l’infini
3.1.La question du commencement du monde chez les savants chrétiens, musulmans et juifs
Pour les philosophes chrétiens l’éternité aristotélicienne du monde fait partie de la science grecque, mais saint Augustin s’oppose à eux sur la base du texte biblique, dont il s’efforce de résoudre les difficultés. Sa solution consiste à suggérer que le temps est créé avec le monde, et elle s’impose dans la scolastique médiévale jusque chez Jean Scott Erigène, qui fait ici une concession au dogme mais demeure dans l’hétérodoxie avec sa participation du monde à l’éternité des idées ; Pierre Lombard soutient aussi la doctrine augustinienne. La prise de connaissance de la philosophie islamique, où l’on retrouve le même conflit entre religion et philosophie, rebat les cartes : Avicenne soutient l’opinion d’Aristote, tandis que les Motecallemîn, savants arabes, en défense de la religion œuvrent à l’apologie du commencement temporel du monde, considérant avec Démocrite que les atomes ont été créés par Dieu.
Al-Ghazali, adversaire sceptique et mystique de la philosophie, combat les doctrines de l’éternité du monde et de la matière, reconnaissant toutefois qu’on ne peut penser le temps sans le mouvement, qui n’a pu être créé qu’avec l’univers. Averroès défend contre lui Aristote, l’éternité de l’univers découlant pour lui de celle du mouvement, actualisation de la matière au moyen de la forme, le temps étant par essence éternel et la mesure du mouvement ; sa doctrine est rejetée par l’Église médiévale, qui le déclare dangereux et hérétique. Maïmonide, en aristotélicien juif, veut résoudre le conflit entre Aristote et la Bible en ramenant les arguments du maître à la seule possibilité d’une démonstration de l’éternité du monde, et son commencement temporel à un article de foi indécidable.
3.2.Le problème de l’éternité dans son rapport à la connaissance rationnelle et à la foi religieuse
Albert le Grand résout cette opposition, difficulté pour les scolastiques, de manière analogue : la doctrine d’Aristote, concernant la génération naturelle, deviendrait invalide si on l’applique à un concept comme la création du monde. Saint Thomas refuse la possibilité de démontrer le commencement du monde, question indépendante chez lui de celle de sa création, vérité de la raison. Roger Bacon tente une démonstration mathématico-théologique de la finitude du monde, s’appuyant sur une analogie géométrique avec l’égalité de grandeurs infinies, mais sans substrat mathématique rigoureux.
John Duns Scot considère la preuve rationnelle du commencement du monde comme une question ouverte, et Bonaventure prétend qu’on peut réfuter l’assertion contraire à partir de la notion de durée et du commencement des mouvements célestes. Raymond Lulle croit encore à la possibilité d’une telle démonstration à partir de la toute-puissance divine, tandis que Guillaume d’Occam maintient son caractère indécidable. En quelque sorte, le conflit entre la foi et la raison finie se cristallise autour de la question de l’éternité du monde, posant un défi structurel à toute la philosophie médiévale et à la doctrine de l’infini.

4.De l’infinité théologique à l’infinité mathématique
4.1.Logique, ontologie et connaissance de l’infini dans la théologie chrétienne
Dans ces démonstrations de l’éternité de Dieu ou du commencement du monde, la logique médiévale utilise les régressions à l’infini comme reductio ad absurdum, en rapportant les hypothèses à réfuter à une telle série. Ainsi Aristote avait démontré l’existence du Premier Moteur, et Averroès l’avait imité pour montrer l’impossibilité d’une série infinie de causes. Ainsi aussi Thomas et Duns Scot montrent qu’une cause dernière est nécessaire, tandis que Guillaume d’Occam, rejetant hors de la raison ces questions de foi, ne voit pas d’objection à une série infinie de causes efficientes.
Au Moyen-Âge la conception du temps est indissociable du dogme de la création ; les idées de Platon, reprises par Augustin, font autorité et Candidus enseigne par exemple que Dieu est antérieur au temps, sur un plan ontologique plutôt que chronologique. Les notions de l’Antiquité d’un commencement du temps et d’une éternité intemporelle sont ainsi compassées à cet ordre logique, l’un et l’autre étant soigneusement séparés, comme chez un saint Thomas qui voit dans la seconde la mesure de l’être même, mais dans le premier la mesure du mouvement ; ainsi chez lui l’éternité existe simultanément et sans succession.
4.2.De l’héritage des concepts d’Aristote aux prémisses d’une théorie mathématique de l’infini
Mais tandis que les rapports de Dieu à l’espace et au temps sont analogues, la doctrine médiévale de l’espace reste aristotélicienne ; les commentateurs de la Physique n’y apportent rien de fondamentalement nouveau, pas plus qu’à la doctrine de l’infini. Lambert d’Auxerre sépare les sciences du quadrivium sur la base de la continuité, la géométrie ayant pour objet les grandeurs continues, l’astrologie, l’arithmétique et la musique les grandeurs discrètes. Les Motecallemîn arabes dépassent l’atomisme antique, attribuant la discontinuité à l’espace, au temps et au mouvement, et leurs adversaires aristotéliciens les réfutent à l’aide de considérations mathématiques élémentaires. Leurs doctrines restent confuses, identifiant la matière et l’espace, que Roger Bacon lui-même ne parvient pas à séparer clairement dans sa propre réfutation.
Celui-ci interprète le concept de continuité comme puissance d’une divisibilité indéfinie mais réelle, une partie d’une grandeur pouvant toujours être à nouveau divisée, jusqu’à l’infini. Thomas Bradwardine, cherchant à réfuter l’hypothèse démocritéenne d’un continu composé d’indivisibles, décrète que les sciences vraies sont celles où on l’exclut ; il distingue toutefois dans un continu l’existence d’une pluralité infinie de parties indivisibles, d’une composition au sens strict, et met en évidence que les grandeurs sont constituées à leur tour de grandeurs de même dimension. Ses idées conduisent aux conceptions modernes et mathématiques de l’infini.
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