Quel est le fondement dernier de la mathématique comme science de l’infini ? Il ne peut s’agir de la logique mathématique, qui renvoie toujours elle-même à la question de l’être à travers les multiplicités que sont les ensembles. C’est donc vers l’ontologie, discours philosophique qui s’avère finalement mathématique, que nous nous tournons pour planter définitivement l’arbre mathématique lui-même, qui se déploie dans le méta-univers des formes de l’infini que sont tous ses objets.
1.L’ontologie comme discours à propos de l’être
1.1.La question de l’être et la métaphysique
L’ontologie est, étymologiquement, un « discours à propos de l’être ». L’ancienne philosophie grecque fut le terreau de la transformation des mathématiques babyloniennes et égyptiennes, comme collection de connaissances et de techniques, en une science axiomatique et déductive. Avec Parménide et l’école d’Elée, la question première de la philosophie devient celle de « l’Être » lui-même, savoir quelles sont ses caractéristiques, et notamment s’il est Un ou Multiple, Mobile ou Immobile. L’être devient alors le concept philosophique premier, celui à partir duquel tout doit être pensé, et déjà Aristote cherche à en élaborer une science dans sa Métaphysique, à partir notamment des catégories qui sont chez lui les sens multiples de l’être.
1.2.L’ontologie comme principe de la philosophie moderne
Une telle science doit être, à cause de son objet, la science première, dont toutes les autres doivent dériver et en laquelle elles doivent trouver leurs fondements. Or, si la philosophie moderne a plutôt réorganisé son propos autour de l’épistémologie ou théorie de la connaissance, celle-ci ne peut toutefois s’articuler que sur une théorie de la réalité, et la métaphysique a refait son apparition comme telle au siècle dernier, surtout dans le courant de la philosophie analytique. Mais une telle théorie ne peut s’appuyer à son tour que sur un discours premier sur l’être, une sorte de préambule à la question de l’être et portant sur l’être même. C’est ce discours, fondement de toute philosophie, toute science et toute mathématique, que nous appelons ici ontologie.
1.3.La redécouverte de la question ontologique au fondement de la rationalité
Or avec Martin Heidegger, philosophe allemand de la première moitié du 20ième siècle, la tâche de la philosophie devient la compréhension de l’être, qu’il s’agit d’interpréter selon qu’il se donne lui-même à nous dans la situation de notre « être-là », autrement dit de notre existence dans l’histoire. Il renoue ainsi avec la compréhension ontologique des anciens Grecs, pères de la mathématique intemporelle, dans une perspective « existentialiste » où la question de l’être se repose au fondement de tous les savoirs.
Nous voulons aller ici plus loin, et affirmer que l’interprétation et la transformation de l’être sont la tâche même de tout homme, dont aucun discours à visée rationnelle, aucune action technique à finalité intentionnelle, ne peuvent avoir de sens sans une pré-compréhension de l’être. En particulier, le propos et l’activité de la science mathématique ne peuvent à notre sens que s’enraciner dans une ontologie primitive, ce qui était déjà en quelque sorte le cas avec les travaux de Georg Cantor, et que nous avons redécouvert au-delà de la logique formelle dans la théorie naturelle des ensembles.
2.La multiplicité première et infinie de l’être
2.1.Multiplicité de l’être et ontologie des classes
C’est pourquoi nous sommes partis, dans notre théorie naturelle des ensembles, non pas d’une logique formelle qui ne peut proposer un fondement ultime de la mathématique, mais d’une « ontologie des classes », c’est-à-dire d’une pré-compréhension de l’être fondée sur sa multiplicité. Car l’être nous est donné, dans la réalité de l’existence humaine, à travers une multiplicité première : notre expérience même est celle de la totalité des choses, à la fois unes lorsque nous les considérons comme des objets individualisés, et multiples lorsque nous les considérons dans leurs différences et leur nombre. C
ette multiplicité de l’être est également donnée avec les formes dans lesquelles nous le percevons et le pensons, principalement le nombre, l’espace et le temps. L’ontologie des classes, où s’enracine chez nous la véritable théorie des ensembles, est donc une formulation sommaire du rapport essentiel et premier de la mathématique à l’être, à travers la multiplicité. Avec les notions les plus simples de classe, d’objet et d’ensemble, nous avons esquissé et reconstitué le schéma conceptuel de cette ontologique mathématique première.
2.2.L’infinité mathématique de l’être
Les formes de l’être que sont le nombre, l’espace et le temps, apparaissent à l’intuition comme intrinsèquement infinies. Pour tout nombre (entier) on peut toujours concevoir un nombre supérieur, au-delà de tout espace un espace plus grand, au-delà de toute durée une durée plus longue. C’est cette infinité de l’être, qui transparaît déjà dans la multiplicité des nombres, des lieux et des temps, qui est toute entière prise en charge dans la théorie des ensembles, et toute entière concentrée dans l’axiome de l’infini, à partir duquel se déploie toute la structure naturelle du méta-univers.
Ainsi l’ontologie des classes, comme métaphysique qui enracine l’arbre mathématique dans le terreau fertile de l’être, prend-elle en charge l’infinité comme propriété naturelle de l’être dans sa multiplicité. Elle fait apparaître l’ontologie elle-même comme intrinsèquement mathématique, à travers les catégories premières que sont l’unité, la pluralité et la totalité, qu’on trouve chez Emmanuel Kant comme catégories « quantitatives ». L’objet mathématique y réalise l’unité, la classe y réalise la pluralité, et l’ensemble, à la fois objet et classe, la totalité.

3.Le fondement ontologique de la mathématique
3.1.La métamathématique au-delà de la logique
Le terme « métamathématique » désigne en général les investigations de nature mathématique à propos des fondements de la mathématique elle-même. Typiquement, la logique formelle permet de représenter le discours mathématique et son rapport aux objets mathématiques, et cette formalisation de la logique a produit des fruits mathématiques profonds, comme les études de consistance relative et l’invention du forcing. Mais elle repose en dernière analyse sur une théorie mathématique des langages formels, laquelle ne peut produire son propre fondement. La véritable métamathématique devrait donc se situer en amont de la logique formelle, et même de la logique, comme partie de la métaphysique, qui s’intéresse à l’être en tant qu’être. Ainsi, puisque la logique naturelle ne tient pas par elle-même, mais doit refléter la structure de l’être lui-même, la logique mathématique doit refléter elle-même l’être mathématique, et ne peut participer au fondement de la mathématique comme science qu’en s’adossant à l’ontologie.
3.2.La racine ontologique de la réalité mathématique
L’essence de la mathématique ne réside donc pas dans le formalisme, où se réfugient les logiciens ou les mathématiciens qui veulent y trouvent une technicité rassurante. Elle réside dans l’être lui-même, auquel il faut retourner dans un questionnement originaire, pour y trouver les racines de l’arbre mathématique. Dans un tel mouvement, transgression de l’esprit moderne aliéné dans une rationalité purement opératoire et technique, nous retrouvons des questions primordiales, qui ont jadis alimenté la réflexion mathématique, mais ont été rejetées vers une « philosophie » conçue de manière étroite, enfermée comme un domaine étanche dans des frontières infranchissables.
Ces questions sont naturelles : qu’est-ce qu’un nombre ? qu’est-ce que l’espace ? qu’est-ce que le temps ? et d’autres du même genre, qui résonnent avec la question posée par Heidegger : qu’en est-il de l’être ? Mais elles se ressaisissent toutes dans la question mathématique ultime : qu’est-ce que l’infini ? La mathématique au sens plein a donc trait à la fois à l’être, au nombre et à l’infini, et participe alors dans le sens le plus authentique à la philosophie rationnelle, ferment de la civilisation occidentale.
4.La mathématique comme science de l’infini
4.1.L’infini comme propriété mathématique de l’être
Si l’être se donne d’abord comme infini à travers ses formes principales que sont le nombre, l’espace et le temps, alors l’infinité doit être sa propriété première, dont l’élucidation est déjà une réponse à la question de l’être. Or c’est bien la mathématique, science totale du nombre comme forme pure de la multiplicité, réintégrée dans l’ontologie de la pluralité qu’est la théorie des ensembles, qui s’impose comme science véritable de l’infini.
Ceci est en quelque sorte rendu possible par la conceptualisation positive de l’infini mathématique, à partir de laquelle toutes les formes d’infinité sont recouvrées. L’infinité est donc mathématique, et la mathématique est la science qui la prend pour objet, participant ainsi elle-même de l’ontologie, tout en y trouvant son fondement. L’ontologie apparaît alors intrinsèquement mathématique, et la philosophie et la science ne peuvent plus être fondées ou conçues hors de l’univers mathématique, où elles trouvent leur environnement et leur mesure.
4.2.Mathématique, science et philosophie : Tout est mathématique
La mathématique est donc pour nous à la fois science et philosophie, mais ces trois activités fondamentales embrassent l’interprétation et la transformation de l’être chacune à sa manière. La mathématique, à travers le nombre comme forme de l’être, vise l’infini et toutes les formes qu’il contient. La science, à travers la nature comme manifestation de l’être, vise l’univers et tous les phénomènes qu’il contient. La philosophie, à travers l’existence comme dévoilement de l’être, vise l’être lui-même et toutes les grandeurs qu’il contient.
Mais la science de l’infini, comme principe formel de l’ontologie, s’impose elle-même comme fondement de ces trois disciplines qui embrassent toutes ensemble la tâche de l’homme et de la civilisation. Puis donc que l’être est infini, et donc mathématique, en quelque sorte « tout est mathématique », même si cela ne signifie pas que tout est objet de calcul ou d’opération. Car la mathématique, conçue comme philosophie, est d’abord une pensée : la pensée de l’infini.
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